Une question
souvent posée
Quelles différences
y a t-il entre le Petit et le Grand Véhicules? C'est une question que
nous entendons souvent poser, non seulement par des profanes en matière
de bouddhisme, mais aussi par des bouddhistes confirmés eux-mêmes. Elle
en appelle d'autres, tout aussi importantes: cette distinction en deux
grandes branches du bouddhisme résulterait-elle simplement d'une répartition
géographique différente, ou bien reflèterait-elle des modifications
par les croyances locales des pays traversés, ou bien existait-il déjà
à la base des divergences philosophiques majeures?
A ces questions, les
réponses demeurent souvent imprécises, incomplètes, voire évasives,
comme si l'on avait peur d'accentuer les divisions du bouddhisme, et de
raviver les tensions entre ses deux grandes branches.
Et pourtant, ces questions
sont essentielles pour avoir une vue d'ensemble de la doctrine.
Elle met le doigt sur
un point important: loin d'être monolithique, le bouddhisme est composée
de nombreuses branches et écoles différentes, si bien qu'il serait plus
juste de parler non pas du bouddhisme en général, mais des
bouddhismes en particulier.
De plus, ce serait
une erreur de considérer la pensée initiée par le Bouddha Gotama
comme une philosophie pérenne, figée dans le temps. Il s'agirait plutôt
d'un processus évolutif continu, se modifiant progressivement lors de
son expansion géographique et de sa rencontre avec les traditions locales.
Pour distinguer les
différences entre le Petit et le Grand Véhicules, il nous faudrait remonter
aux sources, jusqu'au bouddhisme primitif ou originel, enseigné par le
Bouddha
Gotama vers le Vè s. avt JC au nord-est de l'Inde, et suivre son évolution
pendant plus de 10 siècles à l'intérieur et en dehors du pays.
Un peu d'histoire
L'histoire du bouddhisme,
comme le reste de l'histoire de l'Inde ancienne, est particulièrement
floue, par manque de documents fiables, si bien que nous devons nous contenter
d'une étude très approchée.
A la disparition du
Bouddha
Gotama, vers 480 av. JC, les communautés de moines dispersées dans
le nord-est de l'Inde se trouvèrent dans un grand désarroi: il n'y avait
aucun enseignement par écrit, aucune directive et aucun successeur désigné.
Pendant que tout un chacun était abattu par le deuil, l'un des moines,
Subhadda,
s'écria: " Ne vous lamentez plus, mes frères! Pendant des années,
le Grand Samana (sage errant) nous répétait sans cesse: ‘faites
ceci, ne faites pas cela!' Maintenant que nous en sommes délivrés, nous
pouvons faire ce que nous avons envie de faire, et ne pas faire ce que
nous n'aimons pas ". En entendant ces paroles,
Maha-kashyapa, le
disciple le plus âgé, s'empressa de convoquer en urgence une assemblée
de toutes les communautés de moines.
Ce fut le Premier Concile,
qui eut lieu 3 mois après la mort du Bouddha, dans une grotte à
Rajagriha,
capitale du Maghada. Pendant 7 mois, 500 moines, tous Arahats
(éveillés),
se réunirent pour se remémorer et réciter les enseignements du Bouddha.
Ananda, cousin et disciple le plus proche du
Bouddha, fut
chargé de réciter ses sermons,
Upali les règles monastiques et
Mahakasyapa se chargea des commentaires. D'après la tradition,
ces enseignements furent rédigés sur des feuilles de palme et collectés
dans 3 corbeilles (Tipitaka), la Corbeille de sermons (Sutta-pitaka),
celle de la discipline (Vinaya-pitaka), et celle des commentaires
(Abhidhamma-pitaka). En réalité, la transmission restait longtemps
orale, de génération en génération, et la rédaction des deux premières
Corbeilles n'eut lieu que 200 ans après la mort du
Bouddha, et
celle de la dernière, l'Abhidhamma, encore plus longtemps après.
Il a été signalé
qu'à l'annonce des résultats du Concile, l'un des Anciens, Purana,
suivi de ses disciples, refusa de les reconnaître: " Ce que vous faites
est peut-être très bien, mais je préfère garder en mémoire ce que
j'ai moi-même entendu de la bouche du Maître ". Ce fut le premier désaccord
au sein de la Sangha sur l'interprétation de la doctrine.
Un Second Concile eut
lieu vers 386 avt JC, soit environ 100 ans après, à Vaishali,
capitale des Vajji, afin de résoudre un problème de discipline,
à l'occasion d'un incident grave entre deux communautés de moines.
Yasha,
l'un des Anciens de la communauté de l'Est, passa un jour à Vaishali
et constata que les moines de la communauté de l'Ouest avaient enfreint
une dizaine de règles monastiques, notamment en s'adonnant aux boissons
alcoolisées, en s'alimentant à des heures interdites et en acceptant
l'argent des fidèles. Ceux-ci essayèrent d'abord d'acheter Yasa,
puis le chassèrent de la ville. Yasa informa alors les Anciens
moines, lesquels firent convoquer un Concile pour juger l'affaire devant
la communauté. Le verdict du Concile fut la condamnation des moines fautifs,
avec obligation d'excuses publiques. Mais ceux-ci refusèrent d'obtempérer,
et plus nombreux et plus jeunes, se scindèrent en un mouvement appelé
Mahasanghika
(Grande Assemblée,
skt. maha= grand; sanghika= assemblée),
distinct de celui des Sthaviravada (Ecole des Anciens, skt.
sthavira= ancien; vada= école).
Le Troisième Concile
eut lieu vers 240 avt JC, soit environ 200 ans après la disparition du
Bouddha,
à Pataliputra, nouvelle capitale du Magadha, sous le règne
d'Ashoka, empereur de la dynastie des Maurya, converti au
bouddhisme et devenu son protecteur. Cette fois-ci, la division de la Sangha
est devenue profonde et irréversible. La raison invoquée était connue
sous le nom des " Cinq thèses de Mahadeva ". Ce moine soutenait
que l'Arahat pouvait encore avoir des désirs charnels et des doutes,
qu'il n'était pas encore complètement débarrassé de l'ignorance, et
qu'il pouvait se faire aider dans l'éveil par d'autres forces ou certains
sons. En somme, il réclamait une conception plus humaine de l'être éveillé
ou aspirant à l'éveil.
Ses partisans formaient
le Mahasanghika (Grande Assemblée), qui deviendra plus tard le
Mahayana
(Grand Véhicule, skt. maha= grand; yana= radeau,
véhicule), plus réformateur, plus libéral, plus ouvert sur le monde.
En face d'eux se tenait le Sthaviravada (Ecole des Anciens), plus
conservateur, plus rigide et élitiste, défendant la pureté de la doctrine.
Il est à noter qu'en
dépit de cette division profonde, la période du règne d'Ashoka
était une période de grande expansion du bouddhisme à l'intérieur et
en dehors de l'Inde, vers le sud, le sud-est asiatique et le nord-ouest,
en Asie Centrale jusqu'à l'Anatolie, la Grèce et l'Egypte.
Le Quatrième Concile
eut lieu au Cachemire, au IIè siècle ap. JC, sous le règne de
l'empereur Kanishka, de la dynastie des Kouchana. Mais le
concile ne réunit cette fois-ci que les adeptes du Sarvastivada
(de sarva= tout, asti= existe), une branche de l'Ecole des
Anciens, et dont le travail se portait essentiellement sur l'Abhidhamma.
Au IIIè s. apr. JC,
on comptait déjà 18 écoles du Sthaviravada , dont le Sarvastivada
se développant au nord-ouest, à Mathura, au Kashmir et
au Gandhara, et le Theravada (Ecole des Anciens, pali thera=
ancien; vada= école) se développant vers le Sud et à l'Est. Ces
écoles s'éteignirent les unes après les autres, et il ne persiste à
nos jours que le Theravada, école la plus proche du bouddhisme
primitif. Le Mahayana se divisait, en quelques centaines d'années
après son apparition, en de nombreuses écoles, chacune s'appuyant sur
un (ou des) sutra particulier, et se développant séparément.
Sept siècles environ
après leur composition originelle, les livres d'Abhidhamma (skt:
Abhidharma;
Dharma supérieur ou Dharma suprême) furent colligés et codifiés
vers le Vè s. ap. JC, en pali par Buddhaghosa
pour le Theravada
au
Sri Lanka, et en sanskrit par Vasubandhu pour le Sarvastivada
dans le nord de l'Inde.
L'avènement du Mahayana
eut lieu subrepticement entre le Ier s. avt JC au Ier s. ap. JC, sans figure
dominante, sans organisation séparée, marquée par l'apparition sur une
période de plusieurs siècles de sutra en sanskrit, différents
du Canon pali, comme le Lotus de la Bonne Loi (Saddharma-pundarika),
le volumineux Prajña-paramita en 600 volumes, comprenant le Sutra
du Cœur (Hrdaya-prajña-paramita) et le Sutra du Diamant (Vajracchedikka-prajña-paramita),
le Vimalakirti, le Lankavatara (Descente à Sri Lanka), l'Avatamsaka
(Guirlande de Fleurs), l'Amitayurdhyana (Amitabha), le Surangama
(Action
héroïque), etc.
Ces écrits abondants
et variés du Mahayana (on en a dénombré jusqu'à 600) partagent
plusieurs points communs: 1) ils sont apparus tardivement, au plus tôt
au IIè s. avt JC, certains jusque vers le Vè s.; 2) souvent prétendus
être des enseignements " cachés " du Bouddha, il s'agit en fait de textes
souvent anonymes, d'auteurs inconnus; les autres écrits étaient plutôt
des shastras (traités), rédigés par des patriarches-philosophes
comme Ashvagosha (I-IIè s.), Nagarjuna (II-IIIè s.), chef
de file de l'Ecole du Milieu (Madhyamaka) ou Ecole de la Vacuité
(Shunyatavada), Asanga et Vasubandhu (IVè s.), fondateurs
de l'Ecole du Rien que Conscience (Vijñanavada ou Yogacara);
ces 2 écoles ont été considérées comme les 2 " ailes " du Mahayana;
3) rédigés en sanskrit, langue littéraire, sous une forme particulière
appelée sanskrit hybride bouddhique, la plupart ont été perdus et ne
subsistent que sous forme de traduction en chinois ou en tibétain.
Au début, le Mahayana
avait une organisation assez lâche: les moines Sthaviravada et
Mahayana
habitaient dans les mêmes monastères, suivaient le même enseignement
de base, respectaient les mêmes préceptes et se distinguaient seulement
pour les derniers par l'étude des textes en sanskrit et la vénération
des Bodhisattvas. Au VIIè s., d'après les moines-pèlerins chinois
Xuán
Zàng et Yì Jìng venus en Inde pour en ramener les textes
sacrés, les monastères indiens comptaient presque autant de moines du
Mahayana que de moines du Theravada. La propagation du bouddhisme
vers la Chine était due en grande partie aux voyages des moines dans les
deux sens, par la Route de la Soie ou par voie maritime.
Dans d'autres pays
d'Asie par contre, l'évolution a été différente: en Asie du Sud et
du Sud-Est (Sri Lanka, Birmanie, Thailande, Cambodge, Laos), le
Theravada
(Petit Véhicule) a supplanté le Mahayana et s'est solidement implanté,
alors qu'en Asie de l'Est (Chine,
Corée,
Japon, Viêt
Nam), le Mahayana (Grand Véhicule) s'imposait. Au Tibet
et dans les pays voisins de l'Himalaya, en Mongolie, le bouddhisme
est arrivé plus tardivement sous la forme du Vajrayana (Véhicule
du Diamant, ou bouddhisme tantrique), qui fait partie du Mahayana.
Il faut noter que partout où le bouddhisme s'est implanté, il est apparu
un certain syncrétisme religieux dû à une adaptation aux traditions
locales (tels le confucianisme et le taoïsme en Chine et au Viêt
Nam, le shintoïsme au Japon, le bön au Tibet, en même
temps que l'animisme dans beaucoup de pays).
Cette expansion s'est
produite progressivement, en même temps que le déclin du bouddhisme en
Inde à partir du Xè s., jusqu'à l'invasion musulmane vers le XIIIè
s. qui portera à celui-ci un coup fatal.
Au terme de cet aperçu
historique, nous pouvons retenir quelques points importants:
- Peu de temps après
la mort du Bouddha, des divergences sont apparues au sein les communautés
de moines, portant à la fois sur l'interprétation de la doctrine et sur
la discipline monastique. La raison en est leur grande dispersion géographique,
d'abord au nord-est de l'Inde, ensuite dans le nord-ouest et le sud, où
la doctrine s'est propagée.
- 200 ans environ après
la disparition du Bouddha, alors que l'enseignement du Maître n'a
pas encore été fixé par écrit, se produisit un véritable schisme entre
l'Ecole des Anciens (Sthaviravada), conservatrice et puriste, et
la Grande Assemblée (Mahasanghika), réformatrice et contestataire.
Ce schisme était d'autant plus inévitable qu'au fil des ans la pratique
du bouddhisme est devenue sèche et figée au sein des Anciens, accusés
de préférer l'érudition à la sagesse et le débat à la réalisation.
En même, temps il est apparu dans la masse populaire l'exigence d'une
plus grande accessibilité notamment aux laïcs et aux femmes, ainsi que
la montée de la foi-dévotion (bhakti), conduisant au " bouddhisme
de la foi ".
- Environ 400 ans près
la disparition du Bouddha, émergeait progressivement le Mahayana
(Grand Véhicule) dont le vœu était de secourir le plus grand nombre
d'êtres vivants, par opposition au Hinayana (de hina= petit),
accusé de se préoccuper seulement de sa propre délivrance.
De la branche initiale
des Anciens (Sthaviravada), il ne subsiste que le Theravada,
pratiquement inchangée depuis au Sri Lanka et dans les autres pays du
sud-est asiatique.
- Il a fallu encore
quelques centaines d'années pour que le Mahayana se diversifiait
en de nombreuses écoles, chacune se basant sur un ou plusieurs sutra
tardifs,
et se développant de façon indépendante en Asie de l'Est.
Aujourd'hui il en subsiste
3 branches principales: le Vajrayana (Véhicule du Diamant ou bouddhisme
tantrique) et ses lignées, au Tibet et pays voisins et en Mongolie; l'Ecole
de la Terre Pure (Jìngtǔ), et l'Ecole de la Méditation (Chán,
Zen,
Sôn, Thiền respectivement) en Chine, au Japon, en Corée
et au Viêt Nam.
Quelles différences
entre Petit et Grand Véhicules?
Nous allons maintenant
examiner point par point les différences entre Petit et Grand Véhicules,
c'est-à-dire le Theravada et le Mahayana.
1) La sagesse de
l'Arahat et la compassion du Bodhisattva
Pour le Theravada,
l'Arahat est celui qui s'est délivré de toutes les souillures
(kilesa), qui est parvenu à l'extinction, au nibbana. Avant
d'y arriver, il doit passer par plusieurs étapes: a) celui qui est entré
dans le courant (sotapanna), b) celui qui ne reviendra qu'une fois
(sakadagami), c) celui qui ne reviendra plus (anagami).
On distingue aussi
les 3 " véhicules " ou 3 façons d'atteindre l'éveil: 1) le " véhicule
" des auditeurs (sravaka-yana), emprunté par ceux qui s'éveillent
en écoutant l'enseignement du Bouddha; 2) le " véhicule " des
solitaires (pratyeka-yana), emprunté par ceux qui s'éveillent
en découvrant eux-mêmes la voie, mais qui restent seuls dans le silence;
3) les parfaits Bouddha (samma-sambuddha), ceux qui
s'éveillent par eux-mêmes et vont enseigner la voie aux autres.
Dans le Mahayana,
l'idéal du Bodhisattva s'est substitué à celui d'Arahat.
Le Bodhisattva (Bodhi= éveillé; sattva= être) est
un être éveillé qui a fait le vœu de rester dans le monde pour aider
tous les êtres vivants à se délivrer de la souffrance. Le " véhicule
" idéal à emprunter est donc le Bodhisattva-yana.
En fait, la notion
de Bodhisattva existe déjà dans le bouddhisme primitif. C'est
un état d'être éveillé pendant un certain temps avant son éveil parfait.
D'après les Jataka, récits des vies antérieures du
Bouddha,
celui-ci a déjà été dans le passé, par sa conduite-même, un Bodhisattva.
Ce qui est nouveau
pour le Mahayana, c'est que l'idéal du Bodhisattva a remplacé
celui d'Arahat. L'amour bienveillant (p. metta, s. maitri)
et la compassion (karuna) sont devenus aussi importants que la sagesse
ou la compréhension profonde (p. pañña, s. prajña).
Ainsi dans les pagodes
Mahayanistes,
les Arahat sont représentés à part comme des disciples du Bouddha,
hiérarchiquement inférieurs aux Bodhisattva placés à côté
des Bouddha et vénérés comme eux.
2) Les Trois Corps
de Bouddha (trikaya)
Pour le Theravada,
seul le Bouddha historique, c-à-d le Bouddha Gotama
(ou Sakya-muni), existe. Certes, dans le passé beaucoup d'hommes
sont devenus des Bouddha, comme beaucoup d'autres le seront dans
le futur, mais tous apparaissent dans un cadre historique.
Pour le Mahayana,
le Bouddha est un être transcendantal, au-delà du temps
et de l'espace. Il peut apparaître sous 3 formes:
- le corps de transformation
(nirmanakaya), dans lequel il est réincarné;
- le corps de jouissance
(sambhogakaya), dans lequel il vit dans le monde des dieux et apparaît
aux humains, prêchant la doctrine;
- le corps du Dharma
(dharmakaya), qui est le principe ultime de la Bouddhéité.
Cette théorie des
3 corps explique l'existence dans le Mahayana d'un véritable panthéon
bouddhique: en dehors du Bouddha Gotama, on vénère encore
le Bouddha Amitabha (de la Lumière Infinie) encore appelé
Amitayus
(de la Vie Infinie), le Bouddha Vairocana (du Grand Soleil),
le Bouddha Maitreya (de l'Avenir), le
BouddhaBhaisajyaguru
(de la Médecine), et de nombreux Bodhisattva dont les plus connus
sont: Avalokiteshvara (de la Compassion; ch.
Guān Shìyīn),
Kshitigarbha (de la Terre; ch. Dìzàng),
Manjushri
(de
la Sagesse; ch. Wénshū), Samantabhadra (de la Pratique;
ch. Pǔxián).
3) La Nature de
Bouddha
C'est une particularité
du Mahayana: il existe en chacun ce que l'on appelle l'" esprit
d'éveil " (bodhicitta, de bodhi= éveil; citta=
esprit), un potentiel de devenir un Bouddha. Autrement dit, chacun
porte en soi la nature de Bouddha, un germe de Bouddha (tathagata-garbha).
4) La vacuité,
l'Ainsité
La vacuité (p. suññata,
s. sunyata) est un concept majeur dans le Mahayana, au point
où elle est parfois citée comme le 4è Sceau ou caractéristique de l'existence
(tilakkhana, 3 Sceaux), à côté de l'impermanence (anicca),
du non-soi (anatta) et de la souffrance (dukkha). Elle n'est
guère mentionnée dans le Theravada, alors que sa présence y est
implicite.
Le Sutra du Cœur (Hrdaya-sutra),
texte condensé du Prajña-paramita-sutra, est quotidiennement récité
dans les monastères mahayanistes, avec sa fameuse phrase " La forme est
la vacuité, la vacuité est la forme ". Pour Nagarjuna, grand commentateur
du Prajña-paramita-sutra, et chef de l'Ecole du Milieu (Madhyamaka),
la vacuité est la nature fondamentale des choses, l'Ainsité, le Tel quel
(tathata), impossible à saisir par la conceptualisation, la différenciation,
la logique.
5) La foi, la dévotion
Dans le Theravada,
comme dans le bouddhisme originel, il n'est pas question de foi religieuse,
ni de croyance en des forces surnaturelles, mais uniquement d'une " foi
de confiance " (p. saddha) que les disciples portent en leur maître.
C'est à partir du
4è s. avt JC que la " foi-dévotion " (bhakti) s'est développée
en Inde, gagnant progressivement les masses populaires jusque vers le début
de notre ère, coïncidant avec l'apparition du Mahayana et l'influençant
fortement.
Arrivée au même rang
que la sagesse, elle conduit tout droit au " bouddhisme de la foi ", représenté
par les Ecoles de la Terre Pure (Jìngtǔ), de l'Ornementation Fleurie
(Huáyán), de la Terrasse Céleste (Tiāntái),
caractérisées
par la vénération de divers Bouddha dont Amitabha et de
plusieurs Bodhisattva, écoles qui deviendront florissantes en Chine
et dans les pays d'influence chinoise. Elle joue aussi un rôle important
dans le Vajrayana, doublé du caractère magique du tantrisme.
La seule école du
Mahayana
qui n'est pas influencée par la foi-dévotion reste l'Ecole de la Méditation,
où seule compte la réalisation personnelle, aidée seulement par une
forte relation maître-élève. Déjà Nagarjuna constatait que
" le chemin de la foi est aisée, le chemin de la sagesse dure et difficile".
6) Les moyens habiles
Dans le Theravada,
pour progresser dans la voie chacun ne peut compter que sur soi-même,
et l'essentiel est de contrôler son mental, sans avoir besoin d'autres
moyens.
Dans le Mahayana
par contre, on peut s'aider de moyens habiles (upaya-kausalya)
pour parvenir à la délivrance, ou l'éveil, ou la simple transformation
de soi. Ces moyens habiles peuvent êtres des sons (cloche, tambour, instruments
de musique divers), des prières, des mantra, ou des mandala.
Les prières adressées aux Bouddha et Bodhisattva sont comme
un appel à des forces extérieures, la " force de l'autre " (jap. tariki)
à la place de la " force de soi " (jap. jiriki). Ceci serait devenu
une nécessité car, d'après certains patriarches du Mahayana,
le bouddhisme est parvenu au terme d'une longue évolution à un tel état
de déclin et l'homme à un tel degré de faiblesse qu'il a besoin d'une
aide extérieure, que ce soit par le " transfert de mérites " que par
l'intervention d'un grand nombre de sauveurs.
En résumé
Pour résumer les différences
entre le Theravada et le Mahayana que nous venons d'énumérer
et de détailler, nous pouvons dire en gros que :
- Le Theravada est
plus conservateur et élististe, et s'adresse plutôt aux moines, alors
que le Mahayana est plus libéral et plus accessible aux laïcs
et aux femmes.
- Le Theravada repose
essentiellement sur la sagesse, plus difficile à acquérir, alors que
le Mahayana s'appuie volontiers sur la foi, plus facile.
- L'idéal du
Theravada est l'Arahat, caractérisé par la sagesse, alors
que le voeu du Mahayana est de devenir Bodhisattva, caractérisé
par la compassion.
- Le Theravada ne
reconnaît que le Bouddha historique, alors que le Mahayana,
par la théorie de la transcendance ou des 3 corps, vénère de
nombreux Bouddha et Bodhisattva.
- Le Theravada se
tient plus à l'écart du monde, est plus contemplatif, alors que
le Mahayana est plus engagé dans le monde, plus social.
- L'adepte du
Theravada ne peut compter que sur lui-même pour sa délivrance, alors
que le Mahayana peut utiliser de nombreux moyens habiles pour y
parvenir.
- L'enseignement
du Theravada est relativement homogène, contenu dans le Canon pali,
alors que celui du Mahayana est hétérogène, se différenciant
en de multiples écoles, chacune s'appuyant sur un ou plusieurs sutra
tardifs spécifiques. Elles vont de l'Ecole de la méditation, dépouillée,
visant la réalisation à travers la vacuité, jusqu'à la Terre Pure,
reposant sur la foi-dévotion en le Bouddha Amitabha et aspirant
à la renaissance dans le monde de l'Extrême Félicité de l'Ouest (Sukhavati),
en passant par le Vajrayana avec ses nombreux rites tantriques.
Bien entendu, ceci
reste assez schématique car les choses sont loin d'être aussi tranchées,
et il n'est pas rare de trouver des éléments mélangés de différentes
écoles au sein d'un même monastère.
Conclusion
Si l'on se reporte
aux écrits anciens, qui servent encore de support d'enseignement du
Theravada
(Petit
Véhicule, qu'il serait plus correct d'appeler Véhicule des Anciens),
celui-ci peut être considéré comme une orthodoxie, c'est-à-dire
la norme, la référence de la doctrine, alors que le Mahayana (Grand
Véhicule) avec ses branches divergentes, ne seraient que des hétérodoxies
bouddhiques.
Ce nouvel embranchement,
apparu environ 5 siècles après la disparition du Bouddha, constituerait
une déformation, une transformation du tronc bouddhique originel, en de
multiples branches éloignées des écoles anciennes, et qui continueraient
pendant longtemps à s'en écarter sous l'influence des traditions locales.
Le schisme en Véhicule
des Anciens et Grand Véhicule, et les modifications apportées par ce
dernier semblent inévitables, d'abord en raison de la dispersion géographique
des communautés de moines en Inde puis ailleurs; ensuite, en raison d'une
longue évolution de la doctrine pendant au moins 10 siècles; enfin, à
cause de l'aspiration des masses populaires à une plus grande accessibilité,
à une dimension plus humaine de la voie, et à un besoin de foi-dévotion,
transformant en religion ce qui était au départ une discipline de l'esprit.
L'avantage de ces transformations
est que les adeptes du bouddhisme disposent aujourd'hui d'un large choix
d'écoles diverses et variées, aussi bien sur le plan théorique que pratique.
Chacun peut trouver le chemin qui lui semble le plus adapté à son tempérament
et ses aspirations. En s'appuyant sur la phrase attribuée au Bouddha:
" Il existe 84000 chemins (ou portes du Dharma) conduisant à la
vérité ".
Néanmoins, pour bien
comprendre le bouddhisme dans son essence et son développement, il n'est
sans doute pas inutile de rappeler que la meilleure façon serait de remonter
à ses origines.
Olivet,
le 23/11/2014
Trinh
Dinh Hy
Références
Le livre que je recommanderais
sur ce sujet est:
Edward Conze
Le bouddhisme
Editions Payot &
Rivages, 1952, 1970, 1978, 1995
(traduit de
l'anglais : Buddhism – Oxford, Bruno Cassirer Ltd, 1951)
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